Une vie dédiée aux
plaisirs du goût partagés est remplie de mille moments délicieux : de
l’attirance-répulsion de la « première gorgée de bière » aux
scintillements divers provoqués par les plus grands des grands crus de
Bordeaux, de la simplicité d’une charcuterie grasse mais tellement délectable à
ces grands plats de la gastronomie française qui nécessitent dix bras et deux
estomacs.
Qu’on les apprécie à
même le comptoir à la propreté douteuse de cette gargotte où vous aimez à vous
cacher ou dans des palais babyloniens, ou mieux encore, alsaciens, chaque moment-épicurien tatoue une
partie cachée de votre cerveau avide de souvenirs.
La semaine passée, dans
ce qui est ce temple de l’art-du-mieux-vivre à l’alsacienne, dans cette auberge
magique qui efface vos petits et grands soucis et vous lave la tête de toutes ses
pesanteurs, nous avons passé un moment inoubliable, unissant vies, mets et
vins.
Comment passer outre le
récit de l’accueil incroyable que nous a réservé cette famille touchée par le
génie atavique de l’art de recevoir. Imaginez que vous passiez cette porte
simple, sise en plein cœur de ce petit village, et qu’alors, dans un ballet
naturel et avec un sourire qui l’est plus encore, vous soyez pris dans les bras
par Danielle, embrassés par Laetitia et Salomé, salués avec un sourire sincère
par M.Marc et couvés par le regard bienveillant de Mme Marie, le tout en 10 pas…
Ces personnages que chaque hédoniste du Monde devrait (et que la majorité
doit) reconnaître sont ceux d’une des (3-5 ? pas plus) plus grandes
familles de la gastronomie française (donc mondiale), la famille Haeberlin. Ils
sont sur le toit de notre monde et pourtant encore et toujours simplement à
notre niveau, et c’est pour cela qu’ils font aussi bien leur métier, mais on a
beau les connaître un peu, les croiser ici ou là en toute spontanéité, on en a
la tête qui tourne de bonheur, même au bout du quinzième repas en ces murs bénis
par Epicure.
Alors passons sur
l’apéritif pris en terrasse, au bord de cette Ill qui serpente, discrète et
déterminée sous nos yeux. Passons aussi sur ces entrées en matière diverses, originales,
bien plus actuelles que ce que l’image d’Illhaeusern implique, passons mais comprenons
qu’elles préparent à la suite et n’oublions pas la science du service que la
famille a su imprimer à tous ses employés pour peu qu’ils restent quelques
semaines dans la maison.
Passons pour mieux nous
arrêter sur ce plat, cet accord et cette heure passée dans notre vie, heure qui
restera pour toujours gravée dans le souvenir de quatre privilégiés. Quelques
mois, presque un an avant, il y a eu l’idée : aller fêter une nouvelle
arrivée, avec un ancien copain de toujours, dans la plus belle table des
environs, avec une des plus belles bouteilles de notre cave. Puis un-deux-trois
mois avant (liste d’attente oblige, comme à la grande époque), trouver la date
parfaite, le samedi soir qui va bien.
Deux semaines
auparavant, prise de contact avec la famille, la demande un peu particulière,
acceptée-dans-la-foulée avec un sourire qui même s’échappe d’un mail. Ma
demande était « simple », faire briller ce moment tant attendu, avec ce
Grand Vin de Château Latour 99, et un grand plat classique à partager. La
cuisine accepte avec appétit et plaisir, et nous recevrons ce gentil petit
message quelques jours avant « Marc
a prévu un beau gigot d’agneau ».
Par gigot d’agneau, voici
ce qu’il fallait entendre : une beauté viandeuse, taillée dans
l’épaisseur, de la taille de notre appétit, formidablement cuite autour, avec sa
« peau » grillée à souhait sans jamais avoir brulé, sa chair blanche
au-dessus, et le rosé-parfait qui apparaît et s’installe plus on s’approche de
l’os. La cuisson du gigot, si vous
pensiez le réussir assez bien à la maison, il faudra venir le goûter ici. Le
plus fou c’est l’évidence, et c’est ce qu’on a toujours appris ici (même en
tant que client), le plus compliqué, c’est le plus simple : chaque tranche
du gigot est à la bonne et égale température, libérant ainsi toute les qualités
organoleptiques de chaque morceau, qu’il soit près de la peau ou collé à l’os.
Mais ce dont on se régale aussi, c’est ce ballet sans prétention, mais tout en précision, ces 4-5 personnes qui tournent en discrétion autour de votre guéridon, découpant, positionnant, rectifiant, ajoutant à votre assiette, tout ce qui fera le sel de ce moment d’exception et l’accord plus que parfait.
L’un vous dépose une coupelle de purée de pomme de terre et truffe, l’autre pose une fleur de courgette farcie, l’autre nappe le tiers de l’assiette d’un jus juste ce qu’il faut, puis les derniers arrivent avec une casserole de courgettes-girolles-amandes fraîches et une autre de tomate mondée. Le tournis pourrait s’emparer de nous, surtout que quelques minutes comptées avant, notre sommelier dévoué (salut à toi et merci Pascal Léonetti, personnage complexe au caractère, à la générosité et à la gentillesse toute corso-alsacienne), venait nous présenter le vin, nous le servir et nous le mettre en bouche bien avant de porter le verre à nos lèvres.
Vient alors le moment de la délectation, de la libération, du trinquage ému et de la première plongée dans l’assiette et le verre. On commence par la viande, comme il se doit, et par le morceau au plus près de la peau. Le goût est d’une précision d’horloger suisse pour cette viande d’Aveyron. Le gras s’estompe et se mêle à la chair, le jus n’est pas trop fort, mais il est là, il enrobe le tout. Le grillé marque les esprits. Puis vient la première gorgée de ce nectar à la race et à la distinction sans égale. Tout de suite réapparaîssent, avec la précision d’un spectacle interne et intime en 4D, les souvenirs de mon grand-père qui font remonter le fil du temps et la mémoire de ses enseignements. Le jus est tendre et tendu en même temps, les tanins caressent, la trame s’installe en vous avec tendresse et les notes de fruits noirs et forts, soulignée d’encre de chine et de tabacs rares, sans vous en imposer, vous inflige les premiers supplices du plaisir intense.
N’en croyant pas vos
papilles, votre esprit perd toute notion de réalité, de quoi avons-nous parlé
dans ces quinze premières minutes en tête-à-tête avec nous-même ? Je n’en ai
plus aucun souvenir, seuls restent la trace du goût et l’équilibre du tout. On
passe alors par la fleur de courgette, exercice
daté mais agréable à souhait et joyeusement gonflée d’une sorte de flan aux
champignons presque entiers ; on essaie aussi la tomate mondée-mondaine, écorchée
puis regonflée par une tombée d’oignons
à peine caramélisés. On retourne alors au vin, pour essayer d’analyser trente
secondes, avant de succomber à la tentation d’y plonger sans y penser. Puis
revient la viande, rosée au cœur cette fois, mais incroyablement toujours à
température, ce qui tient de la demi-sorcellerie bienveillante. Elle est
délicieuse, absolument pas surprenante, terriblement classique, mais
délicieuse. Puis on plonge la cuillère dans ce qu’on avait presque oublié, une
petite coupelle pleine de purée-beurrée, largement aromatisée de truffe. Quand
on retourne au verre, encore, il prend alors un autre visage, plus Pauillac eighties,
presque Pomerol sans-âge. Puis, pour la 6ème fois de retour à
l’assiette, on fait une échappée sur la poêlée de courgettes et d’amandes
fraîches géniales, qui se réjouit des toutes premières girolles, un peu en deçà
du reste mais qui fera l’affaire pour nous escorter jusqu’au 7ème
ciel. Ce dernière accompagnements aura le don de refaire sortir l’intense
fraîcheur de ce vin, sans doute à peine installé dans son éternité.
Il s’est sans doute
passé une petite heure, en comptant la repasse (le deuxième service, cette très
bonne habitude de la famille sur les belles pièces de viande), à rêver, à
partager, à se délecter de cet accord magistral, à fêter ce mariage de raison
et ce moment déraisonnable. Mais je vous avoue que toute contingence terrestre
était fort éloignée de notre table, dans cette salle des bords de l’Ill.
On a passé un immense
petit moment glorieux comme seuls la table, le verre et l’amitié peuvent en
procurer, un de ces moments qui gardera son importance même dans 10-20-30 ans,
même après quantités d’autres petits et grands moments-épicuriens accumulés, à
n’en point douter.
Et quand on sait qu’en
plus on a poursuivi par un vin qui rend les superlatifs inconsistants et les
dieux de la création quelque peu jaloux :
un Yquem 1996 à la liqueur d’anthologie, dont les effluves restent
présents encore le lendemain matin (véridique) en bouche, sur quelques abricots
rôtis et spoom de sauternes.
Quand on sait tout ça, on ne peut tout de même pas réellement comprendre ce qui se joue là, on le comprendra plus tard, quand, balloté-accablé, on se raccrochera aux branches saines et délicieuse de notre passé.
Quand on sait tout ça, on ne peut tout de même pas réellement comprendre ce qui se joue là, on le comprendra plus tard, quand, balloté-accablé, on se raccrochera aux branches saines et délicieuse de notre passé.
Et puis, il faut le
vivre pour comprendre, le manger, le boire pour y croire…et à ceux qui me reprocheraient
(presque à juste titre), cette nouvelle folie-à-pas-d’prix, je dirai qu’il m’a suffi
d’économiser pendant une année sur d’autres petits plaisirs mesquins et bien
souvent gâchés pour me le payer et y inviter ma bien-aimée et que cela me
semble (hormis ce vin de spéculation, qui pourra être remplacé par un autre,
pourvu qu’il tienne une place particulière dans votre cœur) à la portée de tous
ceux à qui un peu d’effort et beaucoup d’abnégation n’ont jamais fait peur.
Vivez vos
passions, en essayant de trouver l’Equilibre !
AntoineM – in elsass veritas
8 commentaires:
Un seul mot : bravo !
Moi qui n'apprécie guère les bordeaux rouges, j'ai salivé
Amicalement
Bruno
Merci Bruno, il y avait de quoi saliver effectivement en préparant, en vivant puis en relatant ce grand moment. L'accord vie, met et vin fut formidable. Au plaisir,
AntoineM
Excellent article et très belles photos des plats accompagnant les vins
Merci Aurélie ! :-)
Bravo Bruno pour ce très bel article que j'aurai pu signer tellement j'aime cette adresse et surtout cette famille (Jean-Pierre est le parrain posthume de mon blog "Christophe se met à table", même si ma plume n'a le talent de la vôtre. D'ailleurs peut-on encore parler d'articles, à vous lire on semble lire un passage de roman à la Balzac !
Je n'ai pas compris en revanche ce que vous vouliez dire par personnage complexe quand vous parlez de Pascal ?
Au plaisir de trouver peut être un jour ensemble autour d'une bonne table l'équilibre de notre passion lol mais est-ce possible ...!
Christophe / un autre blogger !
Merci beaucoup Christophe, c'est bien trop d'honneur et un tantinet exagéré mais agréable à lire...c'est Balzac qui doit faire des 3-6 dans sa tombe au vu des libertés que je prends depuis longtemps avec notre belle mais impossible langue ! ;-)
Par rapport à ma petite phrase sur Pascal Léonetti, je lui ai fais ce clin d’œil car je sais, pour discuter avec nombre d'amateurs et de pros, que son caractère entier fait de lui quelqu'un d'un peu moins consensuel que d'autres, ce n'est en rien une critique, je suis un peu comme lui. Bref l'homme a du caractère mais aussi une passion exemplaire à revendre, et quand on le connait, quelle générosité, quelle amour du vin et de la vie...J'apprécie !! :-)
Merci pour cette délectation
Je n ai en cave que les forts de latour , c est déjà exceptionnel
Par contre , avais tu aussi emporté le sauternes et ce privilège que d apporter son vin est il accepté à une autre clientèle ?
Merci de ta réponse
Thierry
Mais de rien Thierry (lequel Thierry ?, on se connaît dans la vraie vie visiblement), ravi pour la délectation, désolé pour le retard dans la publication et la réponse ! :-)
Nous avions aussi ramené Yquem effectivement, nous n'avons pas (encore...espérons) les moyens de nous offrir cela au restaurant, cela va de soit.
Pour ce qui est de profiter de ce privilège, je n'en suis pas certain, mais ce dont je suis presque sûr, ce que si cela vous fait réellement plaisir ET que vous préveniez et demandiez l'accord de la Famille Haeberlin à l'avance, ils se feront sans doute un grand plaisir à accepter (avec un droit de bouchon peut-être), tout ce qu'ils peuvent faire pour contenter leurs clients, ils le font en général.
Faites-vous plaisir ! :-)
Enregistrer un commentaire