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mardi 28 mars 2017

Notre AUBERGE majuscule, depuis 50 ans au sommet, 27 ans de mes souvenirs

Si en Alsace on l’appelle l’Auberge et si on rajoute souvent un adjectif possessif, c’est qu’une petite part d’elle est gravée en nous-même, gravée en toutes celles et et tous ceux qui, au moins une fois, se sont octroyés une fête des sens en ces murs.
Elle nous a tous tellement marqué, que cette petite part semble nous appartenir intimement.

Ce qui nous a le plus marqué depuis 50 ans ?
Ce sentiment d’une chance incroyable que la plus haute des qualités gustatives, plus ce génie de l’accueil et du service, plus cette sorte de magie rouge et blanche qui vous fait oublier, en quelques minutes, tracas et soucis, soit à ce point proche de nous, et à notre portée.


Alors bien sûr je n’oublie pas que les tarifs sont rédhibitoires pour une grande partie de la population de notre région (*), et encore plus pour celle des autres, moins favorisée par le destin, mais y a-t-il un autre *** Michelin dans le monde qui accueille une clientèle aussi diverse ?, en un mot, qui ait su garder son âme populaire ?





Pour ma part, mon premier repas dans cet antre du bon goût eut lieu en 1989, à l’âge de 12 ans, une table à 4, en famille, pour les 15 années de mariage de mes parents.
Car c’est ça aussi l’Auberge, le seul lieu, en dehors de la maison, où l’on a envie d’être avec ceux qu’on aime, quand il s’agit de fêter un événement important…même si, pour cela, il faut manger des pâtes 2 semaines avant, 3 semaines après.


De cette première je me souviens de l’attente, du sentiment de compter les jours qui me séparaient de la fête tant attendue, puis, pour la petite histoire, du stress qui fut le mien car j’étais totalement enrhumé à l’approche de la date fatidique. Je ne sentais presque rien mais je n’en avais rien dit aux parents, pour pas risquer de manquer ma première.

De mon repas là-bas, je me souviens surtout de ma première volaille de Bresse en 2 services, je me souviens parfaitement de sa texture soyeuse en bouche, mais je me souviens mieux encore du baeckaoffa aux truffes qui l’accompagnait et du deuxième service, la cuisse parfaitement cuite et prise dans un manchon en argent pour en faciliter la dégustation.


Mon premier repas ultra-marquant devait être à l’occasion de mes 18 ans, et malgré l’élan de la jeunesse et l’envie d’en découdre avec mes potes dans un rade mal-famé (il faut de tout pour vivre un monde), j’avais demandé comme seul cadeau de pouvoir retourner manger là-bas en famille. Mes deux seuls souvenirs de ce jour sont d’avoir encore repris la même volaille, mais surtout d’avoir été submergé, peu de temps mais violemment, par une vague d’émotion. Cela remonte un peu et la légende familiale se mélange un peu dans les précisions mais selon mes souvenirs ce fut à l’arrivée de l’entrée, après la première bouchée de mousseline de grenouille (j’étais déjà fou de la bête que nous dégustions alors fraîche chaque année à Rosureux, petit village doubiste). 

C’est mon premier souvenir d’émotion à ce point-là vécu démesurément ; je ne comprenais pas trop pourquoi pour un plat cela m’avait emporté, mais c’est, je l’ai compris depuis, car j’avais le sentiment de vivre un « Moment » en tout point parfait et que j’avais « peur » de ne pouvoir le revivre un jour. Pour la petite histoire, j’avais négocié ma soirée pour pouvoir faire le warm-up là-bas, et la suite s’est déroulée avec mes droogies, dans notre repaire des « Arcades », avant de finir comme il se doit, au Poisson, puis dans les vignes du Schlossberg le reste de la nuit pour refaire le Monde à notre envergure. 


Rassurez-vous, je ne vais pas vous raconter mes intimités pour chacun des 12-18 repas que j’ai eu la chance depuis de vivre en ces murs magiques et l’on va parler surtout de l’assiette maintenant.
Rappelons qu’avant tout, nous dépensons ces sommes déraisonnables pour vivre un « Moment » parfait, vous l’avez compris désormais, mais surtout pour nous régaler. 


C’est là qu’elle est étonnante notre Auberge, car si pendant longtemps elle s’est consacrée à remettre 100 000 fois sur le métier l’ouvrage d’une mousseline de grenouille, du saumon soufflé, du homard « Prince Vladimir » ou d’un tournedos de pigeon tous entrés dans l’anthologie de la gastronomie depuis, elle n’a jamais cessé, discrètement d’abord puis à la vue de tous depuis le siècle nouveau, de bigarrer sa carte en un savant mélange de mémoire et d’actualité.

Le homard par exemple, n’est pas que gratiné au plat, loin de là, on l’a découvert estomaqué en mode quasi-Tex-Mex  en juin 2009, en salade bien remontée aux herbes et en amertume en décembre 2013 et en croquant en décembre 2010, on l’a même goûté façon tomate-mozza en juillet 2015, une version qui nous a moins convaincus pour le coup.

Mon meilleur souvenir restera quand il me fut servi dans un bouillon d’orge perlé, avec des girolles et des pistaches, en septembre 2012.   







Mais il n’y a pas que du homard, du caviar à la louche et des truffes en croûte dans cette adresse au firmament, on s’y est aussi régalé de quelques produits « simples » (c’est aussi là que j’ai compris que faire au plus simple, c’est le plus compliqué) comme ce maki d’horloger daté de 2012, de sandre et de saumon, se partageant entre rivière, fontaine et océan, avec du cresson pour faire le lien. Les choux-fleurs apportant un peu de croquant et encore de la fraîcheur et nous préparant à cette petite folie qui n’en est pas vraiment une tant ce sorbet à l’anguille fumée est maîtrisé. Il y a eu aussi cette salade de caille en mode asiatique en 2015 ou cette superbe méga-déclinaison de cochon de lait adorée en novembre 2008.





Mais il faut le dire, quand on se rend dans ces lieux, c’est pour se taper la cloche, ne pas compter (un conseil, comptez bien avant, et oubliez tout pendant), aller plus loin, trop loin parfois. 
Alors c’est le moment de craquer pour des œufs aux truffes blanches (datés là de novembre 2011), incroyable accord commun-luxe, dont on rêvait. Bien sûr la truffe n’est jamais assez largement servie et jamais aussi parfaite/puissante en goût que dans nos souvenirs fantasmés, et c’est vraiment très cher, alors les autres pourront/devront se mettre en appétit et s’étourdir de plaisir avec leurs langoustines royales/impériales, cuites ou travaillées à la perfection et servies ainsi à l’été 2015.


Ou mieux encore, en formule-déjeuner ou formule-jeune, à la moitié ou au tiers du prix « normal », où l’on vous régalera à la même hauteur que les autres, comme avec ce ris de veau pané apprécié un midi de fin 2010. 


 Sinon les plus partageux pourront s’éclater avec des plats pour deux, comme la volaille que j’ai bien dû prendre cinq fois, comme avec le canard colvert frotté aux épices que j’ai pris deux fois il y a plus ou moins 20 ans, ou mieux encore, avec ce mirifique gigot d’agneau pour quatre. Vous aurez alors un autre plaisir, celui de voir le ballet de la découpe au guéridon. Assister à ce spectacle, c’est déjà déguster, et c’est bien le seul endroit sur terre où vous avez, pendant un temps, six personnes à votre service et autour de vous sans que cela ne vous semble ni intrusif, ni excessif. 


Voici ce que j’écrivais il y a deux ans suite à ce plat :
« Par gigot d’agneau, voici ce qu’il fallait entendre : une beauté viandeuse, taillée dans l’épaisseur, de la taille de notre appétit, formidablement cuite autour, avec sa « peau » grillée à souhait sans jamais avoir brulé, sa chair blanche au-dessus, et le rosé-parfait qui apparaît et s’installe plus on s’approche de l’os. 
Le plus fou c’est l’évidence, et c’est ce qu’on a toujours appris ici (même en tant que client), le plus compliqué, c’est le plus simple : chaque tranche du gigot est à la bonne et égale température, libérant ainsi toute les qualités organoleptiques de chaque morceau, qu’il soit près de la peau ou collé à l’os.

Mais ce dont on se régale aussi, c’est ce ballet sans prétention, mais tout en précision, ces 4-5-6 personnes qui tournent en discrétion autour de votre guéridon, découpant, positionnant, rectifiant, ajoutant à votre assiette tout ce qui fera le sel de ce moment d’exception et l’accord plus que parfait.

L’un vous dépose une coupelle de purée de pomme de terre et truffe, l’autre pose une fleur de courgette farcie, l’autre nappe le tiers de l’assiette d’un jus juste ce qu’il faut, puis les derniers arrivent avec une casserole de courgettes-girolles-amandes fraîches et une autre de tomate mondée. »


Après cela, le chariot de fromage, pourtant prodigué avec des conseils bienveillants toujours d’une précision incroyable, toujours vous mettant en accord avec le vin qu’il vous reste ou celui qui vous ferait plaisir, passe presque inaperçu pour nous qui avons la chance de vivre en France, au milieu des producteurs, mais imaginez son effet sur un étranger notoire.


Les desserts aussi sont un grand et simple moment, symbolisé par la fameuse Pêche Haeberlin,  et représenté par cette petite tatin proposée en menu-déjeuner fin 2013 ou cet immense et diablement gourmand Paris-Brest qui clôturera un repas de 2011.
Sans oublier la tenue parfaite et certaine de ces impeccables soufflés, ici aux fruits rouges, qui feront toujours sourire les gourmand(e)s qui n’avaient plus faim sept minutes avant.





J’aurais pu écrire 5 pages de plus si j’avais du temps devant moi, j’aurais pu vous mettre en appétit avec le double/triple de photos, si bien souvent en ces lieux j’oubliais cette hérésie nouvelle que de tout garder sur carte-mémoire. 
La mienne, même ainsi trouée, me suffit pour me souvenir du bonheur qui s’inscrit irrémédiablement sur les visages de celles et ceux qui ont été en face de moi là-bas. 

J’y suis allé en famille, à 4 ou à 12, avec mes chéries bien sûr mais aussi avec mon-mes meilleurs amis, en tête-â-tête ou à plus de 20 (véridique, un soir, en formule-jeune, donc au tiers du prix des autres couverts, nous devions avoir moins de 25 ans), invité par mon père, mon oncle, un client, avec un peu d’argent devant moi ou en creusant le trou abyssal de mon compte-courant (en en mettant plusieurs mois ensuite à m’en remettre), en note-de-frais ou en cassant un PEL, je rêve désormais d’y amener mes enfants car j’y ai surtout fêté tous les moments-importants de ma vie, cette vie toujours soulignée de plaisirs partagés…c’est pour cela qu’elle m’appartient un petit peu cette Auberge, comme elle appartient un petit peu à tous ceux qui se reconnaissent dans une partie de mon discours. 

Je finirai par appuyer sur le fait que, de l’âge de 12 à mes 40 ans aujourd’hui, (*) en payant le tiers, la moitié ou le double de l’addition normale, j’ai toujours été accueilli et servi d’une façon prodigieuse, avec le soin constant de me-nous mettre à l’aise, et pour avoir déjà été assis à côté de table de russes en goguette, de grands bourgeois patentés, d’un roitelet déchu ou d’un millionnaire en sortie-folie, je n’ai jamais, au grand jamais, remarqué une seule différence de traitement, et rien que pour cela, il faudra bien un jour élever une statue (et une école) à toute la famille Haeberlin. 


Voici donc quelques souvenirs de plus de 25 ans qui représentent bien, à mon goût ces 50 ans de trois étoiles qui ornent cette façade évidente, dans ce simple petit village, au bord de ce cours d’eau comme il y en a tant.

Cette AUBERGE majuscule, elle nous a été donnée, à nous alsaciens, par Epicure, Bacchus et une cohorte de demi-dieux, par un jour de bonté, et nous la partagerons volontiers avec le Monde tout entier.

MERCI, franchement merci, merci pour les miens, merci pour moi, vous égayez notre existence… et surtout MERCI pour l’Alsace.


Longue vie, au plus proche de l’infini, à la plus grande des Auberges du Monde !


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